Voici l’article que j’ai commis en me souvenant de quelques uns de nos bons échanges.
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Merci à toi qui nous a permis de nous rencontrer.
Vive Amitié
Marc MOREAU
L’itinéraire d’une amitié
« – Au moins, pendant qu’il est en France, il ne fait pas de bêtises ».
C’était en 1990. L’URSS était en pleine décomposition. Mais les images issues de la guerre froide étaient toujours présentes dans les esprits. Un universitaire suisse, militant chrétien profondément engagé, Patrick de Launay, avait organisé, à Angers, un colloque entre une dizaine d’intellectuels français et une délégation russe. Mémorable colloque : deux mondes, qui s’ignoraient, se rencontrant pour essayer de communiquer. Parmi la délégation venue de Moscou, un député de la Douma, un théologien orthodoxe, le directeur général d’un combinat industriel et un professeur d’économie, ceci sans compter l’inoubliable interprète, Irina, qui n’hésitait jamais à commenter les propos qu’elle traduisait, dès lors qu’elle n’était pas d’accord.
Et donc, dans le bus qui nous conduit au lieu de la réunion, je me retrouve à côté du professeur d’économie, un certain Youri Nikolaïevitch Popov, qui parle parfaitement français. Comme il faut bien engager la conversation, je lui signale que le chef d’état major de l’armée rouge se trouvait à Paris. D’où sa réponse : « au moins, pendant ce temps là, il ne fait pas de bêtises ». Ce fut, pour moi, un déclic : qu’un représentant de la terrible Union soviétique s’autorise à tenir un tel propos ne correspondait pas à l’image que je me faisais du « bloc de l’est », même si celui-ci est en voie d’effondrement.
Ce fut le début d’une grande amitié. Je m’étais dit qu’il fallait absolument que je le revoie. Quelques semaines plus tard, j’étais à Moscou, sous couvert d’un voyage organisé. Le directeur du combinat nous avait invité à dîner. Une Volga noire avec de petits rideaux et de la dentelle blanche sur les appuie-tête vient nous prendre à l’hôtel et nous emmène dans la cour d’une usine un peu délabrée. Je commence à me demander où on nous emmène. Un escalier peu amène conduit à un sous-sol. Et là, c’est pour découvrir le décor d’un superbe restaurant chinois. Notre hôte nous explique : « plutôt que de laisser dormir la trésorerie du combinat, je l’ai utilisée pour monter ce restaurant, dont la rentabilité est telle que, en quelques mois, j’ai pu rembourser ». A voir, il mourra assassiné peu de temps après. En attendant, j’ai compris que les règles, en Russie, ne sont pas les mêmes que chez nous.
Je viendrai à de nombreuses reprises rendre visite à Youri. Nos discussions épiques mettront en lumière les préjugés qui nous animent de part et d’autres du mur. Les Russes n’ont pas vécu ces cinquante dernières années de la même manière que nous l’imaginons. Quelquefois, il se met en colère. Par exemple, quand je lui ai dit : « quand les Américains ont gagné la deuxième guère mondiale… ». Réponse : « Hubert, à Stalingrad, c’étaient des soldats russes… ». Oui, mais quand ma grand-mère me parlait des troupes qui passaient devant la maison, c’étaient des Américains. Ou lui, s’adressant à un ami commun : « pourquoi tu as toujours l’air de nous en vouloir, à nous les Russes ? ». Réponse : « parce que la balle que j’ai reçu dans le genou à Berlin, en tant qu’officier français, n’était pas une balle américaine ». Et ainsi de suite.
Youri m’emmènera dans sa datcha. L’histoire de la datcha est en gros la suivante. Un groupe de professeurs d’université, à l’époque de Khrouchtchev, demande à pouvoir bénéficier d’un hôpital particulier. Demande acceptée. Ils précisent que cet hôpital devrait être un sanatorium (les sanatoria ont bonne réputation en Russie, on en trouve plus particulièrement sous le soleil de Crimée). Demande acceptée. Ce sanatorium, pour un maximum d’efficacité, devrait se situer à une soixantaine de kilomètres de Moscou, si possible au milieu d’une forêt. Cela va de soi. Et il devrait se composer de pavillons individuels. Bien entendu. Et c’est donc ce pavillon qu’il occupe toujours, évidemment à titre définitif. « C’est à ce moment là, me dit-il, que j’ai commencé douter de la valeur des statistiques officielles sur les réalisation de l’Etat en matière de santé ».
Youri, sous l’ancien régime, était proche du pouvoir. Certains le considéraient comme un économiste quasiment dissident. A l’une de ses propositions, Kossyguine avait violemment réagi de la façon suivante : « vous avez peut-être économiquement raison, mais vous avez politiquement tort. C’est impossible ». Voilà pourquoi il adhérera à la glasnost et au programme de Gorbatchev. En attendant, il avait représenté l’Union soviétique un peu partout dans le monde : comme professeur en Algérie, au Maroc, où il était l’ami du leader communiste Abdel Aziz Bellal, dans différents pays d’Afrique noire, au BIT à Genève, où il note le regard haineux des représentants des pays de l’ouest. Ses livres sont traduits en anglais et en français, et publiés en France aux Editions du progrès.
Quand je rencontre Youri, il a bien compris que le communisme appartenait au passé. Mais à quoi doit-il laisser place ? Certainement pas au libéralisme de type américain, qui assiège alors la Russie d’une campagne de charme en faveur de son modèle. « Hubert, nous sommes des russes orthodoxes, pas des américains évangélistes », me dit-il. Il s’agit de trouver une troisième voie. Cela nous ramène à certaines idées qui fleurirent en France à l’époque du gaullisme de gauche. Cela le conduit également vers la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Il reçoit ainsi le cardinal Etchegaray à l’Académie du travail. Par suite d’un problème de transfert (la Volga officielle n’étant pas au rendez-vous), il case l’éminent ecclésiastique dans la caisse exigüe qui lui sert de voiture et lui lance : « parmi vos papes, vous avez eu des voyous, des truands, des assassins, des pédophiles ». « C’est vrai, lui répond le cardinal, mais nous n’avons jamais eu d’imbéciles ». Youri reste sans voix (ce qui est rare de sa part).
D’où son intérêt pour l’audit social, dont il sera le grand propagateur en Russie, publiant un guide sur le sujet, préfacé par le professeur Jean-Marie Peretti, et multipliant les interventions officielles en ce sens. Son idée directrice est la suivante : rendre obligatoire la réalisation d’un audit par un organisme indépendant afin que les conclusions servent de base aux rapports entre la Direction, le syndicat et les pouvoirs publics. Il intervient en ce sens auprès de la Douma. Mais en même temps, il se demande s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle utopie. Lors de l’un de ses séjours en France, il me demande donc de pouvoir visiter une entreprise « socialement responsable ». Je lui arrange un rendez-vous avec le DRH de l’une d’entre elles. Catastrophe : j’ai négligé le fait que celui-ci est le fils d’un général polonais mort en 1941. Les premiers échanges sont aigres. Mais, bon, l’un et l’autre sont des gens intelligents et la conversation se révèle fructueuse.
C’est ainsi que Youri va participer activement aux activités de l’Institut international de l’audit social, prenant part, entre autres, à ses universités de printemps et d’été, à Paris, Lille, Dijon ou Beyrouth. Il est apprécié et en devient rapidement vice-président d’honneur. A son initiative, l’université de printemps 2007 a lieu à Moscou, en partenariat avec l’Académie du travail. Elle a été soigneusement préparée avec le concours du Recteur Shulus, du Professeur Jacques Igalens, de l’université de Toulouse, de Youri et de moi-même. Difficile expérience : nos interlocuteurs savent parfaitement organiser le protocole, mais ils ignorent ce que c’est qu’une table ronde ; ils imaginent une suite de discours préparés à l’avance ; nous y passons presque une matinée ; finalement, ils me diront : « Hubert, on n’a pas bien compris, mais on te fait confiance, du moment qu’il y a parité entre les Russes et les Français ». Quant aux universitaires français, ce sera pour certains d’entre eux la découverte de conditions de logement à la résidence étudiante qui ne correspondent pas nécessairement à ce qu’ils attendaient.
C’est aussi le choc provoqué par les photos murales qui ornent l’étage du décanat. Les Russes honorent les héros de la grande guerre patriotique. Parmi eux, le Maréchal Staline, et cela leur semble tout naturel. Pas aux Français. Mais c’est la Russie. On y accorde une grande importance, beaucoup plus qu’en France, à l’Histoire. Et donc, Staline en fait partie, pour le meilleur (il y en a) et pour le pire (je n’insiste pas). C’est la réalité. Lors de l’un de mes premiers séjours à l’Académie, avec une petite délégation française, le Recteur nous présente l’un des professeurs comme ayant participé à la défense de Stalingrad. Je fais lever notre délégation afin de l’applaudir. Jamais je n’aurais imaginé quelques années auparavant rendre hommage à un officier de l’Armée rouge. Mais c’est ainsi.
J’en viens donc à séjourner régulièrement à l’Académie du travail. Ici, il convient de faire une incidente : qu’est ce que l’Académie du travail et des relations sociales de la Fédération de Russie ? Au premier abord, une grande université, qui compte plusieurs dizaines de milliers d’étudiants répartis sur une dizaine de campus, le plus à l’est étant à Vladivostok, le plus à l’ouest, dans la ville russe de Sébastopol, dans la province russe de Crimée (est-ce clair ?). Mais cette université est en un certain sens unique au monde. Elle a été créée en 1919 sous le nom initial d’Ecole supérieure du mouvement syndical de l’Union soviétique. Et elle est aujourd’hui le « think tank » de la Confédération indépendante des syndicats de Russie, qui nomme son recteur (ou sa rectrice) et dont elle assure la formation des militants ainsi que celle de militants d’organisations venus des ex « pays frères ». Il n’est donc pas surprenant de rencontrer un groupe de managers de Gazprom venus à un séminaire qui se tient au troisième étage et des syndicalistes estoniens venus à une session de formation quia lieu au premier étage. Où est la vérité, dans tout ça ? « Au deuxième étage », affirmera Youri à Bernard Merck, qui lui posait la question.
Me voilà donc invité à des colloques internationaux, où voisinent Biélorusses, Mongols, Vietnamiens, Français et universitaires du Kazakhstan. A Moscou, mais aussi à Oufa, capitale de la Bachkirie, au sud de l’Oural. C’est là que se tient un colloque dont la séance de clôture me laisse un souvenir un peu vague mais mémorable : 15 participants, donc 15 toasts, suivi d’un déjeuner avec 15 participants, donc 15 toasts, sans compter la bouteille et les gobelets obligeamment apportés par une professeure de l’université de l’Oural afin d’égayer le transfert en bus vers l’aéroport, où se trouve du reste un bar. Youri n’est pas le dernier à prononcer des toasts. Les toasts ont d’ailleurs été élevés par les Russes au niveau d’un art. Prononcer un toast n’est pas innocent, pas plus que réciter un poème dans la Chine ancienne. Il y faut de l’a propos, du sentiment et la forme qui convient. Celui dont je me souviendrai toujours, prononcé par le Recteur Shulus : « à celui qui n’est pas parmi nous ». Mon ami Daniel Labbé venait de s’éteindre, à la suite d’une longue maladie contre laquelle il avait livré son dernier combat.
Et voici donc que Youri m’annonce que les autorités de l’Académie me font l’honneur de me faire docteur honoris causa et professeur émérite en même temps que le maire de Moscou (mais pour des raisons probablement différentes). Nous sommes en 2010. La cérémonie est prévue le 23 avril. Plusieurs amis, parmi lesquels Jacques Igalens, me font l’honneur de prévoir leur présence. J’avais aussi tenu à offrir le déplacement aux membres de mon équipe. Mais c’était compter sans l’irruption d’un volcan islandais. Tous les vols pour Moscou sont annulés au dernier moment. Les festivités sont remises à plus tard.
C’est le genre de circonstances où les Russes savent faire. Hymnes nationaux, discours, remerciements, remise du diplôme par le président après que j’aie enfilé la toge, applaudissements, photo officielles, baptême de la médaille qui m’est remise (donc, toasts appropriés), leçon inaugurale (en toge). J’ai évidemment préparé un discours de circonstance. Ce discours, j’y tiens. Il contient quelques sous-entendus que mes interlocuteurs ont parfaitement repérés. Et il m’aura obligé à jeter un regard rétrospectif sur mon parcours et les valeurs qui m’animent.
En attendant, mon ami n’est plus tout jeune. « Hubert, je n’ai plus beaucoup de temps », me dit-il. « Si j’arrête, je tombe, », dit-il encore. Il a déjà eu deux crises cardiaques et il sait que la troisième lui sera fatale. Ce qui le soutient : une volonté de fer, l’obsession de contribuer à faire évoluer la Russie selon une orientation humaniste combinant réalisme économique et idéal de justice sociale. Nous devons, en octobre 2015, faire ensemble une conférence devant les étudiants de l’Académie. Au bout de dix minutes, il m’enlève la parole et la conserve. Il parle d’engagement sociétal de l’entreprise. Ce n’est plus un cours, c’est une harangue. Les étudiants sont stupéfaits. Je pense à la célèbre photo de Lénine s’adressant aux ouvriers de Petrograd, poing en avant. Il a alors quatre-vingt cinq ans.
Nous continuons à correspondre par téléphone. Je sais que je pourrai le joindre à la datcha. Il cherche un peu ses mots et s’en excuse ; il me parle d’un article qu’il vient de lire dans Le Monde et me prie de saluer les amis après avoir pris des nouvelles de mon épouse. Et puis ce message de Tatiana, le 7 juin dernier : « died last night Yuri Popov ». Impossible, pour des raisons administratives, de se rendre aux obsèques. Une couronne de fleurs aura été déposée sur sa tombe au nom de ses amis de l’IAS.
Hubert Landier