Revue Psychanalyse et Management – Collection éditions spéciales et hors séries, N°1 n° spécial « L’intelligence artificielle »  EXCELSIA Business School La Rochelle

Hubert Landier

Si, dans un très proche avenir, l’humanité ne limite pas l’impact de son outillage sur l’environnement et ne met pas en œuvre un contrôle efficace des naissances, nos descendants connaîtront l’effroyable apocalypse prédite par maint écologue. Ivan Illich (1973)

Le fait que notre mode de développement économique et technologique nous conduise à une catastrophe mondiale et peut-être à la disparition de l’humanité constitue aujourd’hui une perspective bien documentée. Le déni comme l’indifférence qu’elle suscite reposent sur des comportements qu’il importera d’examiner plus loin et qui n’ont rien à voir avec une attitude scientifique.

Toute une série de données permettent dévaluer la proximité de cette catastrophe ; entre autres :

  • L’accumulation croissante de CO2 dans l’atmosphère et ses conséquences climatiques,
  • La baisse de la surface exploitable de terres arables et leur pollution par les intrants chimiques ainsi que la désertification de vastes régions du monde,
  • La baisse rapide de la biodiversité avec l’extinction croissante des espèces animales et végétales ainsi que le déboisement rapide des forêts équatoriales,
  • L’accumulation rapide des déchets, dont certains ne sont pas recyclables et présentent un caractère durablement polluant,
  • L’élévation prévisible du niveau des océans et l’inondation qui s’ensuivra de vastes régions, voire de pays tout entiers, ainsi que de certaines grandes métropoles situées en bord de mer,
  • La baisse des réserves halieutiques par suite de leur surexploitation et la « mort » de fonds marins toujours plus étendus,
  • La pénurie prévisible de certaines matières non renouvelables (terres rares et métaux précieux) pourtant indispensables à la mise en œuvre des techniques contemporaines, et notamment des techniques digitales.

Face à ces données difficiles à contester, beaucoup parient sur un surcroît de technique, sur les progrès de la RSE ou sur les perspectives ouvertes par le « développement durable » ou la « transition énergétique ». Il est à craindre qu’il s’agisse là d’illusions ou de prétextes à ne rien changer d’essentiel à notre façon de concevoir l’existence. « Business as usual » : le très court terme l’emporte largement sur la prise en considération du moyen terme, qu’il s’agisse de politique, de la vie des entreprises ou du mode de consommation initié par les pays « développés ».

La compréhension globale de ces phénomènes fait aujourd’hui l’objet d’une discipline nouvelle, connue sous le nom de « collapsologie ». La collapsologie met en relations des disciplines jusqu’alors plus ou moins séparées : climatologie, économie, politologie, psychologie, anthropologie, géologie, agronomie. Elle laisse apparaître que le développement des techniques numériques ne constitue en aucun lieu une solution face au risque pour l’humanité de disparaître et qu’elle constitue au contraire un facteur aggravant de ce risque. Ce qu’il est convenu d’appeler « l’intelligence artificielle » constitue ainsi un artefact dont il convient de dénoncer les fondements.

La collapsologie met en lumière des comportements psychologiques complexes. On s’en rendra compte à l’examen d’un précédent fameux et bien documenté. Il s’agit du naufrage du Titanic dans la nuit du 14 avril 1912.

 

Le précédent du Titanic

Le Titanic est, avec le Gigantic et l’Olympic, ses deux sister ships, l’un des fleurons de la White star line, qui compte sur eux pour l’emporter dans la compétition qui l’oppose à la Cunard line. Le Titanic est le paquebot le plus grand (256 mètres de longueur) et le plus luxueux du monde. Le succès de la traversée inaugurale est donc de la plus haute importante pour Bruce Ismay, le président de la White star. Elle est annoncée de longue date et le gratin des affaires s’y précipite.

Le navire, sous l’autorité du Commandant Edward Smith, un vieux routier des mers, quitte donc le port de Southampton pour new York après une escale à Cherbourg puis à Queenstown. Plusieurs messages radio (une dizaine durant la journée), venant de navires environnants (parmi lesquels, mais ce ne furent pas les seuls, le Baltic, le Californian et le Carpathia), lui signalent l’existence d’une barrière de glaces. Le Commandant Smith n’en tient pas compte. Mieux, l’opérateur radio du Titanic, Phillips, prie son collègue du Californian de ne plus le déranger car il a des messages urgents (des ordres de bourse) à transmettre à New York. Et mieux encore, par une nuit sans lune, le Titanic file à 22,4 nœuds, sa vitesse maximale. Il s’agit d’en faire non seulement le navire le plus grand et le plus luxueux, mais aussi le plus rapide.

Et donc, à 23h40, la vigie, du haut de son mât, aperçoit un iceberg, droit devant, à quelques 500 mètres de distance. L’officier de quart fait alors mettre la barre à droite toute et les machines en arrière toute. Le choc, faiblement ressenti, provoque une voie d’eau, les rivets liant les unes aux autres les tôles de la coque ayant sauté. Le Commandant Smith, brutalement réveillé, envoie un officier en inspection, qui ne voit rien d’anormal, puis le charpentier de bord, qui détecte une voie d’eau, avant de se rendre sur place lui-même, accompagné de l’architecte du navire, Thomas Andrews.

Ici, il convient de glisser une observation. Chacun sait que le Titanic est insubmersible car il est équipé d’un double fond et de 16 compartiments étanches latéraux. Chacun, sauf Andrews, qui sait que le navire peut demeurer à flot avec 4 compartiments inondés, mais pas avec 5, ce qui est le cas. Le navire est donc perdu (Andrews lui donne une à deux heures de flottaison). D’où : signal radio de détresse, préparation des embarcations et mobilisation des passagers (afin de ne pas les affoler, on leur dit qu’il s’agit d’un exercice, ce qui fait que beaucoup d’entre eux ne se presseront guère).

Mais là, problème. Le Titanic ne compte que 16 grandes chaloupes, deux petites et 4 radeaux pliables, d’une contenance totale de 1178 personnes pour environ 2207 personnes à bord (environ parce qu’il se pourrait qu’il y eût quelques passagers clandestins). Une contenance théorique car elles n’embarqueront que 711 personnes, certaines chaloupes ayant débordé à moitié vides. C’est le vieux Carpathia, venu aussi vite que possible dès qu’il a été averti par radio, qui recueillera les survivants, vers 4 heures du matin.

Voilà pour l’essentiel. Ici, plusieurs questions. D’abord, pourquoi n’y avait-il que 16 chaloupes alors qu’il en aurait fallu au moins trois fois plus ? Réponse : parce que la loi britannique, pour tout navire de plus de 15000 tonneaux, en prévoyait 16. Point. Le Titanic jaugeait 46328 tonneaux, mais chacun savait qu’il était insubmersible. Tous, sauf le premier architecte du navire, Alexander Montgomery Carlisle, qui démissionna pour cette raison et laissa place à Andrews. Le président Bruce Ismay avait insisté pour éviter d’encombrer le pont-promenade de première classe avec des canots inélégants et encombrants.

Donc, confiance absolue dans la technique. Deuxième question : pourquoi les vigies, en haut de leur « nid de pie », n’avaient-elles pas de jumelles, ce qui leur eût permis de voir venir plus tôt l’iceberg, suffisamment en tout cas pour éviter la collision ? Réponse : parce qu’on les avait laissées à Southampton, les clés du tiroir où elles étaient entreposées ayant été égarées (sic). Les hommes de veille s’en étaient plaints mais les officiers n’allaient tout de même pas leur prêter les leurs. Question de statut.

Troisième question : pourquoi une telle hâte ? C’est qu’il fallait tenir les délais : question de prestige pour la White star line et d’honneur pour le Commandant Smith. Et donc, il est vrai que l’équipage connaissait mal la procédure de mise à l’eau des embarcations (mais chacun savait qu’on n’en aurait pas l’usage). Il est également probablement vrai qu’un incendie, dès avant le départ, couvait dans la soute à charbon (mais cela fut soigneusement caché aux passagers). Il est vrai aussi que les rivets qui sautèrent lors de la collision étaient de mauvaise qualité (mais il était hors de question d’attendre la livraison de rivets plus résistants). Et il est vrai, enfin, que naviguer à 22,4 nœuds était très certainement imprudent dans de telles conditions.

Ceci n’empêche pas que nombre de membres d’équipage firent preuve d’héroïsme, de même que certains passagers qui se sacrifièrent délibérément. L’orchestre de bord ne joua sans doute pas l’hymne « Plus près de toi mon Dieu » comme le prétend la légende, mais plus probablement un ragtime, dont le titre était « Autumn », dans le but de soutenir le moral des passagers. Dernier point : furent sauvés 63% des passagers de 1ère classe (parmi lesquels Bruce Ismay, le président de la White star), 42% des passagers de 2ème classe et 25% des passagers de 3ème classe. Précisons : non qu’il y eût nécessairement volonté de discrimination, mais parce que les cabines de ces derniers étaient les plus éloignées du pont des embarcations. La discrimination devant le danger peut être involontaire.

Confiance aveugle dans la technique, prévalence d’objectifs financiers et politiques à très court terme par rapport au principe de précaution : deux éléments qui risquent, aujourd’hui encore, de conduire à un naufrage de l’humanité, et en tout cas, ceci très certainement, de la civilisation thermo-industrielle.

Pourquoi la catastrophe est-elle inévitable ?

La civilisation industrielle est fondée sur un usage croissant des énergies non renouvelables génératrices de C02 et risque en outre de se heurter d’ici quelques dizaines d’années au problème de la pénurie de certains minéraux qui lui sont indispensables. A cela s’ajoute le problème de la gestion des déchets industriels non recyclables. Ceci rend donc totalement caduc le discours ambiant sur la possibilité d’une croissance vertueuse, qu’elle soit verte ou durable, ainsi que sur la « transition énergétique ».

Le problème de l’énergie

Les énergies renouvelables, bien qu’étant en développement et qu’elles fassent l’objet d’une forte publicité, ne représentent qu’un pourcentage infime par rapport aux énergies non renouvelables (charbon, pétrole et gaz). En 2014, elles représentaient respectivement 0,6% de la consommation mondiale en ce qui concerne l’éolien et 0,15% en ce qui concerne le solaire. De 2000 à 2014, la consommation de charbon avait progressé de 1,5 milliards de tonnes d’équivalent pétrole, l’éolien de 0,15 milliard et le solaire de 0,04 milliard. Elles progressent donc, mais elles n’empêchent pas les énergies non renouvelables de progresser elles aussi, et même davantage.

Les inconvénients des énergies renouvelables sont par ailleurs les suivants :

  • Coût de mise en œuvre très supérieur à celui des énergies non renouvelables, et notamment par rapport au parc déjà installé de centrales à charbon ou à gaz, ceci sans compter, notamment en France, les centrales nucléaires ;
  • Difficulté d’équilibrage des réseaux, compte tenu de l’irrégularité des périodes de vent et d’ensoleillement, sachant que l’électricité ne peut être stockée, ou alors d’une façon très coûteuse en déperdition d’énergie ; l’Allemagne a ainsi dépensé 350 milliards afin de passer d’un mix énergétique comportant 4% d’énergie renouvelables en 1995 à 26% en 2014, ce qui n’a pas empêché sa consommation de charbon de progresser ;
  • Nécessité d’un recours massif dans la structure des éoliennes, notamment celles de forte puissance, à des métaux rares et non renouvelables.

Quels que soient les discours politiques sur la transition énergétique, le charbon et le pétrole restent ainsi la base de notre consommation d’énergie (notamment sous sa forme électrique). On ajoutera ici que le recours alternatif à l’énergie nucléaire, préconisé par certains experts et qui domine en France, est risqué : coûts de démantèlement très élevés, risques liés à la maintenance en cas de désordres économiques et politiques graves, problèmes liés au traitement des déchets, risques liés à l’approvisionnement en uranium. L’énergie nucléaire, en l’absence de catastrophe (Tchernobyl, Fukushima), est propre, mais elle hypothèque l’avenir.

Compte tenu des réserves disponibles, ceci à un coût d’extraction de plus en plus élevé, la consommation d’énergie risque donc d’arriver très rapidement à un gap. A cela s’ajoute les rejets toujours croissants de CO2 dans l’atmosphère. Bien entendu, le développement des véhicules automobiles électriques n’est qu’un leurre dans la mesure où l’électricité provient elle-même de sources d’énergie fossiles. Il pose par ailleurs le problème du recyclage de certaines de leurs composantes tout en affichant un bilan énergétique qui n’est pas supérieur à celui des véhicules à énergie thermique.

Le problème des matières premières

Le développement de solutions technologiques innovantes risque de se heurter très vite à la pénurie de certains matériaux qui leur sont indispensables. Au rythme actuel de consommation, les réserves exploitables des principaux métaux seraient épuisées, dans l’hypothèse très optimiste d’une absence d’augmentation de leur consommation, dans les délais suivants : étain : 17 ans, zinc : 18 ans, argent : 21 ans, nickel : 35 ans, tungstène : 36 ans, et ainsi de suite (Jancovici). Ces délais se raccourciront presque de moitié en cas de hausse de la demande, celle-ci étant prévisible. Nombre de ces métaux rares sont en effet indispensables à la mise en œuvre des technologies informatiques et de télécommunication ainsi qu’à la fabrication des piles et des micro-aimants. Ce qui est en cause, c’est la production de micro-ordinateurs, de smartphones, de tablettes, mais aussi de hubs de conservation de données ou d’éoliennes.

Nombre de solutions largement présentées comme porteuses d’avenir ne sont donc rien d’autre qu’illusoires. Le développement d’Internet et des réseaux informatiques est non seulement consommateur, dans des proportions croissantes, d’énergie électrique (autrement dit, Google réchauffe la planète) mais également de terres rares non recyclables. Nonobstant les convictions intéressées de quelques « geeks » de la Silicon valley, le développement de ce qu’il est convenu d’appeler « l’intelligence artificielle » ne présente pas un caractère durable. Ne pas le reconnaître relève de l’illusion. Prétendre le contraire relève de la mystification et du mensonge publicitaire.

Le problème des déchets

Il est facile de choisir entre une poubelle verte et une poubelle jaune pour trier les ordures ménagères. Il en va différemment des déchets industriels. Ceux-ci sont d’autant plus difficilement récupérables qu’ils correspondent à des biens plus sophistiqués. Parmi eux les déchets informatiques. Plusieurs dizaines de millions de tonnes, une masse en constante croissance, finissent ainsi chaque année dans des décharges dont les plus importantes se trouvent dans les pays du sud. De même des déversements de sacs plastiques non biodégradables dans les océans.

Par ailleurs, nombre de terres agricoles sont aujourd’hui considérées comme « mortes » par suite d’un excès d’insecticides, d’engrais chimiques et d’une exploitation trop intensive. Les rendements agricoles se maintiennent ainsi tout juste, ceci au prix d’une artificialisation croissante des sols. On n’évoquera ici que pour mémoire la pollution des sols, des cours d’eau et des nappes phréatiques.

Parmi ces déchets, les déchets radioactifs posent un problème particulier. Leur traitement n’est pas toujours possible. Et leur enfouissement, dans des conditions qui ne sauraient être considérées comme totalement sûres sur le très long terme, revient à faire peser sur les générations futures le risque qu’elles représentent.

Ce qui est sûr et ce qui ne l’est pas

Au total, le « business as usual » ne saurait longtemps se poursuivre dans la mesure où il se heurte à des limites qui relèvent de la physique et de la chimie. Les ressources reproductibles annuelles de la terre sont aujourd’hui consommées dès le mois de juillet. Suivra donc, dans un délai qui n’excèdera sans doute pas quelques dizaines d’années, quelque chose d’autre.

Ce quelque chose consistera peut-être en une disparition de l’humanité, totale ou partielle, brutalement ou au fil d’une série continue de crises. Cette disparition, après tout, ne ferait que suivre celle de nombreuses espèces vivantes. Quant à la planète terre, s’étant débarrassée de cette espèce invasive, elle n’en continuera pas moins dans son existence et à évoluer vers de nouveaux équilibres.

Seconde possibilité, notre civilisation thermo-industrielle laisse place à une ou à d’autres civilisations, un peu à la manière dont l’empire romain laissa lui-même place à autre chose. Cette chute de « l’empire occidental » issu de la révolution industrielle pourra prendre du temps et passer par des crises dont la signification profonde ne sera pas nécessairement comprise de ceux qui les vivront. Il en résultera, quoi qu’il en soit, qu’elle soit voulue ou plus probablement subie, une modification profonde de nos modes de vie. Mais, plus, une telle transformation obligera l’humanité à modifier de fond en comble les croyances sur lesquelles se fonde la croissance économique. D’où, probablement, le pessimisme auquel conduit la certitude, en même temps que le déni, de la catastrophe à venir.

Les fondements de la résistance à l’évidence

Il est difficile d’imaginer que le monde puisse être autre qu’il n’est. C’est qu’il ne se présente pas seulement comme une donnée qu’il s’agirait de découvrir. Le monde se présente en fonction de ce que nous imaginons qu’il est ou qu’il doit être. Nous le construisons mentalement. Et nous le construisons en fonction des valeurs qui nous animent et qui souvent nous ont été imposées par notre entourage. Nous imaginons donc un monde dans lequel il va de soi que la « croissance économique » est indispensable pour assurer le progrès en l’abondance de biens matériels sur laquelle se fonde notre bonheur ; et de même, le progrès s’identifie à la mise au point de techniques nouvelles qui permettront la conception de nouveaux produits et de nouvelles façons de les produire. Rares sont les penseurs qui auront réussi à penser autre chose, même si nous savons que le monde ainsi dessiné, tel qu’il va de soi, nous conduit à une impasse.

Penser la fin du monde qui est le nôtre

Les références d’auteurs s’étant essayés à cet exercice consistant à s’évader de la société industrielle telle qu’elle nous a façonnés pourraient être multipliées. On en citera seulement quelques uns. Et d’abord, Günther Anders.

Günther Anders craint ce qu’il appelle l’obsolescence de l’homme. Ce qu’il perçoit, c’est que celui-ci se trouve conditionné et manipulé à son insu par de vastes organisations dont les fins lui échappent. Eatherly pilotait l’avion de tête de l’escadrille qui, sans qu’il en fût informé d’avance, largua la bombe sur Hiroshima, moyennant quoi, lorsqu’il le découvrit, il ne s’en remit jamais. Il ne faut pas faire confiance dans les grandes organisations, estime Anders. Elles peuvent bien nous procurer des satisfactions immédiates, elles nous rendent complices d’actes qui nous répugneraient si nous les connaissions.

Le soft totalitarism qui en résulte est fondé sur le vecteur puissant que représente le conformisme. Tous, nous regardons la télévision, tous nous désirons partir en vacances au soleil, tous nous considérons comme indispensable de posséder une voiture, et ainsi de suite de tous les aspects de notre mode de vie, d’exister et d’être au monde. Nous suivons le troupeau et ce que nous revendiquons comme nous étant personnel s’inscrit dans un cadre qui nous a été prescrit à notre insu. Ce cadre, nous pouvons d’autant plus difficilement le refuser que nous n’en n’ayons pas conscience. Et si nous en avons conscience, cela nous coûte de le dénoncer. Eatherly l’a fait et il a été (illégalement) enfermé comme fou ; Eichmann, lui, ne l’a pas fait, refusant sa responsabilité personnelle dans une société d’irresponsabilité générale, mais il a été pendu.

Dès les années soixante-dix du siècle dernier, Ivan Illich, de son côté, allait dénoncer une société dans laquelle l’homme cesse d’être maître de son autonomie personnelle, se retrouvant asservi à la machine et au système technique où la consommation d’énergie humaine, qui limitait jusqu’alors son action, laisse place à une débauche d’énergie exogène, renouvelable ou non renouvelable. L’homme se retrouve ainsi asservi à la machine et au système fondé sur la machine. On ne résistera pas ici à l’envie de citer ce qu’il dit de l’automobile :

« L’Américain type consacre, pour sa part, plus de 1500 heures par an à sa voiture : il y est assis, en marche ou à l’arrêt, il travaille pour la payer, pour acquitter l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et les impôts. Il consacre donc quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour elle. (…). A cet Américain, il faut donc 1500 heures pour faire 10 000 kilomètres de route ; environ 6 kilomètres lui prennent une heure ».

Ne vaudrait-il pas mieux qu’il fasse ces 10 000 km à bicyclette ? Cet exemple, que Jean-Pierre Dupuy reprend à son compte après avoir refait le calcul, montre quel est le dilemme du monde moderne. Ou bien travailler huit heures par jour afin de posséder une voiture ou bien travailler quatre heures par jour et rouler à bicyclette. Dans le premier cas, on travaillera dur afin d’acheter son véhicule (de préférence un SUV) avec toutes les conséquences qui s’ensuivent en termes de consommation d’énergie et de minéraux non récupérables ; dans le second, un mode de vie que certains qualifieront de « frugal » mais éco-compatible, et qui ne représente certainement pas le retour à l’âge de pierre qu’imaginent les climatosceptiques.

Jean-Pierre Dupuy, professeur à l’Université Stanford, a été l’élève d’Ivan Illich. Ce qu’il pointe, c’est la contradiction suivante : d’une part nous savons que notre mode de développement économique conduit à un effondrement, d’autre part, nous ne le croyons pas. Si nous n’y croyons pas, c’est qu’il s’agit là d’une certitude, certes, mais que celle-ci heurte nos croyances, des croyances ancrées en nous au point que nous n’en avons même pas conscience. Ce que dénonce Dupuy, c’est le raisonnement économique, tel qu’il s’est construit depuis la fin du XVIIIème siècle. Ce qui est création de valeur au sens économique constitue pour un climatologue une destruction de valeur. Le raisonnement économique compte pour zéro la valeur des communs qu’exploite la production. Ce que disent les économistes – et ce qu’ils ne disent pas – s’oppose ainsi à ce que nous prenions au sérieux ce qui n’est même plus une menace mais une certitude.

L’effondrement qui nous attend est donc le fruit d’un système de croyances. Et ce qui lui suivra sera nécessairement fondé sur un système de croyances différent. Nous ne savons pas quand et comment se produira cet effondrement. Et nous ne savons pas non plus ce qui lui succédera, sinon que ce sera différent, au-delà du champ de compréhension tel qu’il résulte de ce qui nous semble aller de soi. Peut-on vivre sans voitures, sans avions, sans journaux, sans calculs de rentabilité, sans croissance économique, sans tout attendre du progrès technique, sans pour autant revenir à ce qu’était l’homme préhistorique, voilà ce que nous ne pouvons imaginer. Et comme c’est tout cela que condamne l’effondrement désormais certain, voilà pourquoi nous ne pouvons y croire. Y croire, ce serait accepter l’abandon de ce que nous sommes, et pas seulement de notre confort.

Intervenant après Illich, Bruno Latour se refuse à distinguer la nature, qui serait profanée par l’homme moderne qui n’en retiendrait que ce qui lui est utile, et l’humanité elle-même, telle qu’elle résulte de son histoire. Autrement dit, il ne faut pas distinguer nature et culture. La nature telle que nous la voyons résulte de notre culture. L’interaction entre nature et culture forme ce que James Lovelock dénomme « Gaïa ». Gaïa constitue donc l’état actuel d’un processus historique. Et ce processus pourrait bien conduire à un état futur dans lequel l’humanité ne trouvera plus sa place. Autrement dit, ce n’est pas de l’avenir de la planète qu’il faut s’inquiéter, mais de celui de l’humanité elle-même, en tant que composante d’une totalité qui la dépasse.

Ce qui nous empêche de penser le monde d’après

Et donc, nous ne croyons pas à ce que nous savons. Nous savons que notre mode de développement économique n’est pas soutenable et qu’il entraîne le monde vers une crise majeure, mais nous ne semblons pas y croire et, en tout cas, ce n’est pas pour autant, que ce soit individuellement ou collectivement, que nous modifions notre mode de vie. Comment, ayant entendu Anders, Illich, Dupuy et Latour, expliquer une telle manifestation de dissonance cognitive ?

Premier point : il y a divergence des horizons et des échelles temporelles. Nous accordons presque systématiquement la préférence à ce qui est local et immédiat par rapport à ce qui est global et à plus long terme. C’est vrai des systèmes, politiques : tout homme animé d’ambition politique accordera presque nécessairement la priorité à ce qui conditionne son élection ou sa réélection, et qui consiste à donner une satisfaction immédiate aux attentes de ses électeurs potentiels. Et donc, il s‘agira d’encourager la croissance, le retour au plein emploi, l’augmentation du pouvoir d’achat, etc., même si les résultats obtenus sont largement illusoires. De même des systèmes économiques, qu’ils soient lucratifs ou non lucratifs : le souci d’efficacité immédiate s’impose par rapport aux conséquences qui en résultent sur le plan social et sociétal. Peu nombreux sont les hommes politiques ou les dirigeants d’entreprises s’échappant de cette contrainte qui, même s’ils la nient publiquement, s’impose à eux pour rester là où ils sont. Et cela pour deux raisons : d’une part le cadre institutionnel dans lequel s’exerce le pouvoir qu’ils exercent ; d’autre part, bien souvent, les convictions qui les animent.

Second point : au-delà de la pression du conformisme, il nous est extrêmement difficile de concevoir l’avenir autrement que ce qui a toujours été et qui donc nous est familier, parfois au point de constituer un enfermement. D’où il résulte que cet avenir, dès lors qu’il passe par la négation de ce qui nous semble aller de soi, se présente nécessairement comme une catastrophe abominable. Cette catastrophe, l’on cherche à y échapper de différentes façons :

  • Le déni, global (climatonégationnisme) ou circonstanciel (« non, le Rund up n’est pas nocif »). On s’abritera alors derrière des doutes, on réclamera des analyses supplémentaires et certains intérêts en tireront partie afin de poursuivre des activités durablement polluantes, mais immédiatement rentables ;
  • La confiance dans le progrès technique (« on trouvera bien une solution d’ici là »), ce qui revient à faire appel à cela même qui nous a conduit là où nous en sommes. Il s’agit là d’un réflexe qui s’appuie sur le caractère positif accordé au progrès, et notamment au progrès technique, mais qui relève de la croyance ; certes, la résolution technique du problème entraînera de nouveaux problèmes, mais à ces nouveaux problèmes nous trouverons alors de même des solutions, et ainsi de suite ;
  • Le fatalisme (« comme on n’y peut rien, contentons-nous de vivre le mieux possible tant que ceci est encore possible ») ; autrement dit, comme l’aurait dit Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour, « après nous le déluge ». On observera seulement que cette attitude s’est vérifiée à plusieurs reprises lors d’épisodes critiques pour l’histoire de l’humanité d’alors : le luxe des patriciens à l’époque de la décadence de l’empire romain ; ou encore l’insouciance de la cour impériale à la fin de la dynastie des Song du sud alors que les Mongols venaient de franchir le Yang Tse. Plus près de nous, la « belle époque », alors que se profilaient les tensions internationales qui allaient aboutir à la guerre de 1914. Dans tous les cas, ce qui frappe, c’est l’incapacité à dégager une action collective qui serait salvatrice au-delà des intérêts individuels. « Après nous le déluge », profitons tant que nous le pouvons. Certains passagers du Titanic, sans illusion sur leur sort, se firent servir du champagne et se noyèrent une coupe à la main ; au moins le faisaient-ils avec panache, laissant par avance à d’autres leur place dans la chaloupe.

Troisième point : le manque de crédibilité des lanceurs d’alerte. Si le GIEC fait autorité, il n’en va pas de même de tous les groupes qui prêchent l’imminence de l’effondrement. L’écologie politique se confond avec des ambitions personnelles et des tactiques électorales. Les survivalistes construisent leurs bunkers et constituent leurs stocks de conserves. La COP21 entretient l’illusion. Aucune autorité internationale n’est en mesure de traiter un problème qui se situe au-delà de l’ordre politique issu des traités de Westphalie (1648).

La diversité des attitudes face à la perspective d’un effondrement

En résumé, plusieurs types d’attitudes, face à la probabilité d’un effondrement, peuvent ainsi être distingués :

Le premier est celle du déni. Celui-ci est lui-même susceptible de prendre plusieurs formes :

  • La méconnaissance du problème, ou l’ignorance des effets probables du réchauffement climatique,
  • Le déni visant à préserver certains intérêts immédiats, et notamment certains intérêts économiques, ceci en niant le caractère nuisible de certaines productions hautement rentables ou en suscitant un débat artificiel entre les études tendant à le prouver d’une part et des pseudo-études inspirées et financées en vue de les contrer d’autre part, ceci en vue de gagner du temps,
  • La croyance en un complot visant à faire croire en un danger qui, en réalité, n’existe pas et la dénonciation du comportement d’écologistes rétrogrades et qui, si on les écoutait, ramèneraient l’humanité à l’âge de la pierre.

Cette première attitude est largement fondée sur l’incapacité à admettre que la réalité puisse être autre que celle qui semble « aller de soi » et à imaginer un futur qui puisse lui-même être autre que le prolongement du passé. Très curieusement, cette attitude est souvent le fait de personnes instruites et portées à étendre leurs certitudes, parfois exprimées avec emphase, au-delà de leur domaine de compétence.

Une deuxième série d’attitude ne nie pas le réchauffement climatique et ses effets mais se veut résolument optimiste :

  • La mise en œuvre des principes du développement durable et de la transition énergétique permettra de limiter le réchauffement climatique en dessous de 2° et donc d’en limiter les effets ; il faut donc avoir confiance dans les gouvernements en place,
  • Le progrès scientifique permettra de trouver des solutions comme il a toujours permis d’en trouver aux difficultés devant lesquelles l’humanité s’est trouvée placée dans le passé ; il faut donc faire confiance en l’efficacité de la recherche et dans la capacité du marché à en mettre en œuvre les prescriptions salvatrices.

Il en résulte, dans l’attente de ces effets bénéfiques, que rien de spécial ne doit être entrepris. Il suffit d’attendre et le problème se résoudra de lui-même sans qu’il soit besoin de songer à un changement dans sa façon de vivre.

Reste, enfin, la troisième attitude :

  • Pour quelques-uns, la catastrophe est imminente et aura des effets nécessairement épouvantables ; il convient donc de s’y préparer dès maintenant ; telle est l’attitude des « survivalistes » qui, se préparant au pire, participent à des séances d’entraînement et stockent chez eux des conserves et des armes,
  • pour d’autres, certes il faut s’attendre à de profonds changements, qui bouleverseront notre mode de vie et créeront probablement des conditions beaucoup moins favorables à l’épanouissement de l’humanité, mais il convient au contraire de s’y préparer en dénonçant l’attitude de déni, les fausses solutions (dont la « transition énergétique ») et les intérêts cachés (économiques ou politiques) tendant à maintenir un statu quo mortifère et en provoquant un changement culturel fondé sur la coopération, visant à promouvoir et à adopter un mode de vie plus sobre et plus conforme aux équilibres naturels à restaurer.

Cette dernière attitude est, depuis quelques années, en plein développement et prend la forme d’une multitude de sites, de blogs, de publications, d’associations et de mouvements peu coordonnés entre eux mais qui représentent une véritable subversion par rapport aux modes de pensée traditionnels, tels qu’ils expliquent les comportements politiques et économiques majoritaires, que véhiculent les médias traditionnels. Quoique peu visible, cette pensée collapsologique tend néanmoins à influer en profondeur les modes de vie aujourd’hui dominants. On en citera deux « signaux faibles :

  • La vogue du « bio » et du vegan,
  • La tendance à privilégier le développement personnel (relaxation, yoga, etc.) par rapport à la recherche dune accumulation de produits matériels.

Dans ce contexte, les « géants du web » (« GAFA ») se veulent les promoteurs d’un progrès de l’humanité qui passerait par une utilisation croissante des moyens qu’offre l’outil informatique, qui bouleverserait, pour le mieux, nos modes de vie, allant jusqu’à la perspective d’un « homme augmenté ». Au-delà d’un plaidoyer qui sert de puissants intérêts économiques, une telle attitude se nourrit de l’illusion technologique en même temps qu’elle contribue à entretenir une certitude trompeuse. Et donc, c’est dans ce contexte qu’il convient de traiter de cet objet étrange que constitue « l’intelligence artificielle ».

Le problème de l’induction : le cygne noir

Nassim Nicholas Taleb, dans son monumental ouvrage sur « le cygne noir »[1], rapporte une image qu’il emprunte à Bertrand Russell : des dindes sont élevées dans un poulailler ; elles sont bien nourries tous les jours, à la même heure, et une dinde philosophe en tire des conclusions pour l’avenir.  Ceci jusqu’à la veille de Noël où il se produit un évènement incompréhensible et très préjudiciable aux dindes… L’auteur en tire des éléments en vue d’expliquer le krach boursier de 2008, que la plupart des experts de la finance n’avaient pas vu venir mais qu’ils surent ensuite abondamment expliquer par des raisons évidentes.

Cet aveuglement, Nassim l’explique par la conjugaison de plusieurs facteurs : (1) l’illusion de comprendre, (2) la déformation rétrospective et (3) la surestimation des informations factuelles[2] :

  • L’illusion de comprendre se fonde sur notre formidable capacité à donner un sens à tout. Mais ce que nous ne voyons pas, c’est que sens que nous donnons aux évènements se fonde sur des présupposés ; ces présupposés, ce sont nos connaissances, les valeurs qui nous animent (autrement dit, ce qui est important ou non à nos yeux), ce qui fait sens aux yeux des autres membres de la communauté humaine dont nous faisons partie, et bien entendu les croyances dont nous avons hérité. Pour nos contemporains, l’idée de « progrès » et celle de « connaissances scientifiques » font sens alors que ce n’était pas le cas, comme le souligne Lyn T. White Jr. avant l’avènement du judéo-christianisme[3]. Et donc, c’est par rapport à ce système de convictions que nous jugerons de ce qui se passe autour de nous.

 

  • La déformation rétrospective consiste à prévoir l’avenir dans la continuité du passé que nous connaissons bien. Et donc, par exemple, la croissance économique va de soi. Et il va de soi qu’elle ne peut que se poursuivre, de la même manière qu’il va de soi que le soleil des lève tous les matins. Prétendre le contraire ne peut que constituer une grave aberration. Toute l’argumentation usuellement disponible s’y oppose. Les conséquences d’une remise en cause d’une telle conviction (et d’autres avec elles) seraient d’une telle portée qu’il ne vaut mieux pas y penser. Notre vision de l’avenir est donc étroitement dépendante des principes fondamentaux, dont nous n’avons même pas conscience, sur lesquels se fonde notre civilisation. La « croissance », le « progrès », le « plein emploi », le « pouvoir d’achat » et d’autres vocables encore désignent des réalités sacrées que l’on ne saurait remettre en cause sans risquer de brûler sur le bûcher.

 

  • La surestimation des informations factuelles consiste à prêter une portée universelle aux constatations ponctuelles et limitées que nous pouvons faire. Il va de soi que le soleil se lève tous les matins. Et il va de soi que tous les cygnes sont blancs. Le premier voyageur au-delà du cercle arctique qui affirma que le soleil pouvait ne pas se coucher (et donc, ne pas avoir à se lever) fut qualifié de fumiste. Et ce fut une grande surprise que de découvrir en Tasmanie qu’il pouvait, contrairement à l’évidence, exister des cygnes qui fussent noirs. Il s’agit là d’un problème philosophique : pouvons-nous, à partir d’une information partielle, parce que limitée et conditionnée par ce qui fait sens à nos yeux, en tirer pour conclusion qu’il s’agit là d’une réalité universelle, ne souffrant aucune exception quel que soit le contexte dans lequel elle se situe ?

Ce problème est celui de l’induction. Nombre de philosophes en ont traité, parmi lesquels, notamment, Hume, Kant et Russell. Pour Karl Popper, « nous ne pouvons jamais justifier la vérité d’une croyance en une régularité »[4]. C’est pourtant ce que nous faisons dans la vie de tous les jours. Sans la « certitude » que le soleil se lèvera demain, nous ne pourrions pas vivre. Mais le « sens commun » ne préjuge pas de la vérité de ce que nous croyons être la vérité : « la norme rationnelle de nos actions pratiques reste souvent très loin en arrière de la norme qui s’applique aux frontières de la connaissance : nous agissons souvent en fonction de théories qui ont été depuis longtemps dépassées (…) »[5]. Nous pensons que parce que ce n’est jamais arrivé, cela n’arrivera jamais. Cela pour plusieurs raisons possibles :

  • Nous sommes persuadés d’avoir raison ; autrement dit, nous nous refusons à remettre en cause le cadre de nos connaissances ;
  • Cela dérange notre tranquillité d’esprit ; autrement dit, nous imitons le comportement de l’autruche qui préfère s’enfouir la tête dans le sable ;
  • Cela dérange nos intérêts ; or, nous pouvons voir tout intérêt à ce que rien ne change ; autrement dit, nous nous concentrons essentiellement sur le court terme ; « après nous le déluge ».

Pourquoi le comandant du Titanic fonçait-il à plus de 24 nœuds par une nuit sans lune dans une mer infestée d’icebergs ? Parce qu’il était persuadé qu’il ne pouvait rien arriver. D’abord, le navire était insubmersible. Ensuite parce qu’il était sûr qu’il ne pouvait rien lui arriver de grave. « De toute ma carrière, je n’ai jamais connu d’accident (…) d’aucune sorte qui vaille la peine d’être mentionné »[6], déclarait-il en 1997, cinq ans après le naufrage le plus célèbre de l’histoire.

L’intelligence artificielle a-t-elle un avenir ?

C’est dans cette perspective qu’il nous faut considérer le problème que nous pose l’intelligence artificielle. Le savoir scientifique appliqué à la technique, les perfectionnements de la technique identifiée, avec la croissance économique qui s’ensuit et qu’ils permettent, à l’idée de progrès, le progrès étant considéré comme la condition du bonheur, constituent un paradigme propre à notre civilisation. Chinois et Arabes disposaient, eux-aussi d’un vaste patrimoine scientifique, mais il ne leur serait jamais venu à l’idée de l’appliquer à des techniques utiles ; et le devenir humain, pour les Chinois, prenait place dans une conception circulaire du temps. L’appel à la technique que représente l’intelligence artificielle est donc tout à fait représentatif du paradigme occidental tel qu’il nous a conduit à la situation actuelle. C’est dans ces conditions qu’il faut s’interroger sur son avenir.

La réponse est claire : à terme, elle n’en a aucun. L’intelligence artificielle, ou ce que nous dénommons ainsi, représente le dernier développement du mode de production industriel qui a conduit l’humanité dans la situation périlleuse qui est la sienne aujourd’hui. Elle est fondée sur le présupposé selon lequel le progrès technique est nécessairement un bien et qu’il est destiné à s’imposer pour le plus grand bien de l’humanité. Ses propagateurs, qui en sont aussi les premiers bénéficiaires en termes de rentabilité de l’investissement qu’elle représente, en font miroiter les avantages extraordinaires qu’elle est supposée apporter à l’humanité. Cela étant dit, ils évitent d’évoquer deux choses : la consommation insupportable d’énergie qu’elle représente à terme en flux de circulation des data ; et la rareté croissante des minéraux nécessaires à son infrastructure informatique. L’intelligence artificielle représente ainsi une complexité croissante de la civilisation industrielle et, comme telle, elle se heurte aux limites de tout système devenu trop complexe pour se maintenir durablement en cohérence avec son environnement.

L’effondrement des sociétés complexes

Dans un ouvrage qui fait référence, Joseph Tainter a analysé l’effondrement d’un certain nombre de civilisations qui ont précédé la notre, parmi lesquelles l’empire romain. Il y voit un certain nombre de régularités :

  1. La rareté croissante de matières premières, notamment agricoles, indispensables à la vie et au fonctionnement de la société ; cette rareté croissante résulte souvent d’une surexploitation des ressources disponibles au départ ;
  2. Un fonctionnement fondé sur la nécessité de leur expansion, notamment territoriale, laquelle finit par se heurter à des limites résultant notamment des problèmes de communication ou de leur coût en ressources ;
  3. La poursuite d’activités mortifères résultant de convictions fortement ancrées dans la culture dominante ;
  4. La réduction progressive du rendement des actions nécessaires afin de maintenir la civilisation dans son état ou pour en entretenir la nécessaire expansion.

Chacune de ces causes peut être abondamment illustrée par l’exemple de civilisations aujourd’hui disparues ou qui ont laissé place à autre chose. Et elles s’appliquent parfaitement à la notre :

  1. Notre société est largement fondée sur la valorisation de la technique et de l’obsolescence programmée de ses productions (on y reviendra) ; or, celles-ci risquent d’ici, quelques dizaines d’années, de se heurter à la rareté croissante de certaines matières indispensables mais non renouvelables ; de même de l’appauvrissement des communs : ressources en eaux, terres agricoles et ressources halieutiques, notamment ;
  2. Notre système économique ne peut se survivre que par son expansion, c’est à dire par sa croissance ; il lui faut produire afin de créer des emplois, distribuer des revenus afin d’écouler la production, susciter l’envie de choses nouvelles en remplacement de celles que l’on possède déjà et développer ainsi des opportunités de rentabilité pour ceux qui en tirent profit ;
  3. Les activités extractives, industrielles et agricoles dominantes ont pour effet une destruction des environnements naturels avec lesquels l’espèce humaine, comme les autres espèces vivantes, doit, pour survivre, se maintenir en symbiose ; les activités prédatrices à l’égard de l’environnement sont l’effet des certitudes sur lesquelles se fonde le « développement économique » ;
  4. La résolution des problèmes posés par la mondialisation (sous-emploi, inégalités croissantes dans la répartition des richesses, développement des activités mafieuses, installation dans certaines régions du monde de situations de chaos) font l’objet d’initiatives dont l’efficacité tend à se réduire avec l’augmentation de la complexité du système-monde ; autrement dit, nous assistons à un rendement décroissant des initiatives destinées à maintenir l’ordre du monde.

La situation est donc celle que décrit Tainter à l’observation des civilisations qui sont entrées dans une phase de décadence avent de s’écrouler, parfois pour laisser place à autre chose, parfois pour disparaître définitivement. La conscience d’une situation de décadence est souvent masquée, aux yeux de ceux qui la vivent, par des réussites à court terme qui tendent à dissimuler un mouvement d’ensemble que l’on cherche à ne pas voir. Il suffit alors d’un concours de circonstances imprévisible, qui autrement n’aurait eu qu’une importance anecdotique, pour précipiter l’effondrement.

Bien entendu, les initiatives ne manquent pas qui prétendent sauvegarder l’avenir, voire le rendre plus attractif. Toutefois, elles ont de moins en moins d’effets et se heurtent, après un temps d’espoir et même d’enthousiasme, à un scepticisme croissant au fur et à mesure qu’elles se succèdent. Il s’agit d’une fuite en avant visant à masquer la situation, à susciter l’adhésion à des projets intéressés, mais à l’efficacité de plus en plus discutable. Il est donc permis de penser que tel est le cas des techniques de recueil, de communication, de stockage et de traitement de l’information présentées sous le nom d’intelligence artificielle.

Pourquoi « l’intelligence artificielle » réchauffe la planète

L’intelligence artificielle contribue à « réchauffer la planète » de trois façons différentes. Le développement des techniques numériques contribue au réchauffement climatique ; elles se heurtent à l’épuisement prochain des ressources minérales qui lui sont indispensables ; et elle entretient l’illusion d’un salut par un surcroît de technique.

Les technologies numériques consomment une part croissante de la production mondiale d’électricité – plus de 10% à ce jour. Cette consommation résulte à la fois de leur fonctionnement (transmission et stockage des données) et de la production de l’infrastructure matérielle sur laquelle elles se fondent. Cette électricité, on l’a dit, résulte très majoritairement de sources primaires d’énergie, charbon, pétrole et gaz, qui sont productrices de CO2. Il est donc fondé d’affirmer que les technologies numériques contribuent au dérèglement climatique et qu’elles y contribuent d’autant plus que leur usage se développe.

En second lieu, cette infrastructure matérielle est elle-même largement consommatrice de minéraux rares dont la pénurie est d’ores et déjà prévue à brève échéance. Ces minéraux rares incorporent des composants d’une façon telle qu’ils ne sont pas recyclables. Et ce sont donc des millions de tonnes d’ordinateurs périmés ou de smartphones démodés qui s’accumulent dans des décharges, hors de nos yeux, le plus souvent dans des pays du sud, trop contents d’y trouver une source de revenus sous l’appellation de « matériel d’occasion ». Cette obsolescence est consciemment programmée et organisée en vue de stimuler les ventes à la fois de matériels et de logiciels. Elle se traduit souvent par des « progrès » illusoires dont le seul but est de développer l’activité et les résultats immédiats de l’industrie informatique et numérique.

Les techniques numériques et « l’intelligence artificielle » répondent donc d’abord aux préoccupations immédiates de firmes qui y ont trouvé l’occasion de leur développement hors de toute considération pour l’avenir de l’humanité. S’appuyant sur la valorisation du « progrès » et de la technique, leur principal succès aura été de laisser croire qu’elles pouvaient contribuer à la solution des difficultés auxquelles l’humanité se trouve aujourd’hui confrontée alors qu’elles figurent largement parmi les causes de ces difficultés. Bien entendu, il ne s’agit pas de nier ici l’intérêt que présente l’envoi d’un message numérique par rapport à un courrier postal. Ce qu’il s’agit de souligner, c’est que les promoteurs de l’intelligence artificielle cherchent à subordonner la marche de l’humanité aux fins qui leur sont propres alors qu’elle devait logiquement servir les fins de cette même humanité. Le risque majeur réside dans cette inversion entre fin et moyens telle qu’elle résulte de l’appétit des uns et du conformisme des autres.

Le succès des « GAFA » repose ainsi sur une illusion. Leur capacité de manipulation leur a permis aujourd’hui que soit célébrée « l’intelligence artificielle » comme une nécessité heureuse et la source d’un nouvel élan pour notre civilisation. Il s’agit là d’un point de vue qui recueille pratiquement l’unanimité et auquel il est difficile de s’opposer sans prendre le risque d’être considéré comme un esprit archaïque. Il n’empêche qu’il s’agit là d’une imposture.

 

Hubert Landier

 

Bibliographie sommaire

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TALEB, N.N., Le cygne noir, la puissance de l’imprévisible, tr. fr. Les belles lettres, 2008.

WHITE Jr. L. T., Les racines historique de notre crise écologique, présentation de Dominique Bourg, tr. fr. PUF, 2019.

[1] Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir, tr. fr., Les belles lettres, 2007.

[2] Op. Cit., p. 33.

[3] Lynn T. White Jr., Les racines historiques de notre crise écologique, tr. fr. PUF, 2019. Introduction et discussion par Dominique Bourg.

[4] Karl Popper, La connaissance objective, tr. fr. Aubier, 1991, p. 159.

[5] Op. Cit., p.165.

[6] Op. Cit., p.74.