Les habitants d’un monde historiquement et culturellement étranger à ce qui nous est familier retrouvent, enfouis dans la forêt, les restes du nôtre. Ces restes n’ont aucun sens pour eux. C’est pour eux l’occasion d’une réflexion sur les valeurs qui animent notre civilisation techno-industrielle. Comment se fait-il qu’une civilisation techniquement aussi évoluée n’ait pu éviter l’effondrement ?

Que signifient les vieilles légendes, qui affirment que dans le monde d’avant les gens pouvaient voler dans le ciel ou communiquer entre eux à distance ? Que veulent dire les signes bien rangés qui garnissent les objets feuilletés retrouvés dans les ruines ? Qui sont les Teks et pourquoi ce comportement bizarre ? Fut-il un temps où le ciel n’était pas de ce beau vert qu’on lui connaît aujourd’hui ?

Est-il possible d’appréhender les caractéristiques spécifiques de notre civilisation ? La chose est d’autant plus difficile qu’elle présente à nos yeux un caractère universel. C’est « notre » civilisation et nous n’en connaissons pas d’autre de l’intérieur. Les autres civilisations ne sont plus pour nous que des moments passés de l’histoire de l’humanité, des pièces de musée, des destinations touristiques ou, pour les plus cultivés, l’objet de descriptions qui nous frappent par l’existence de croyances étranges ou pittoresques qui ne sont pas les nôtres. Il nous manque le recul. Il nous manque la conviction de ce que nos croyances, qui nous sont si naturelles, auxquelles nous prêtons si facilement un caractère  universel, ne sont peut-être qu’anecdotiques. Il nous faut donc nous décentrer. D’où l’appel à l’uchronie. Nous situer dans le cadre d’une civilisation autre, complètement différente, encore qu’elle emprunte nécessairement des éléments à la nôtre, sans quoi elle serait inconcevable et indicible. Et de ce cadre différent du nôtre, imaginé par contraste, se tourner vers ce que nous sommes. D’abord en considérant les valeurs qui animent les personnages du roman : par exemple, subordonner la recherche de l’intérêt personnel à celui de la communauté, ou faire passer ce que nous appellerions le principe de précaution avant de se lancer dans la recherche du progrès, et notamment du progrès par la technique. Et ensuite, de ce point de vue décalé, redécouvrir notre propre civilisation à travers les restes qu’en découvrent les personnages du livre, perdus dans la forêt. Des ruines impressionnantes. Des objets étranges, d’un usage incompréhensible. Des questions auxquelles ils ne savent trouver de réponse : comment, par exemple, se mouvaient ce qu’ils appellent les « boîtes de transport » qu’ils ont découvert en grand nombre.

Et ainsi, percevoir le caractère étrange de ce qui peut nous apparaître comme allant de soi. Puis, à partir de là, nous interroger sur ce qui a conduit cette étrange civilisation à sa perte. Aboutissement surprenant : comment une civilisation si « avancée », tellement saturée d’intelligence, la nôtre, a-t-elle pu se décomposer, se retrouver dans une impasse, s’autodétruire, sans que personne n’ait pu contrecarrer un aboutissement que, semble-t-il, certains de ses membres avaient prévu ? En tirer des conclusions : que faire, se disent certains des représentants de cette civilisation éloignée dans le temps, pour éviter qu’une telle catastrophe ne se reproduise, s’agissant d’elle-même ? Ce qui conduit le lecteur à la question qu’il peut lui-même se poser : qu’est ce qui nous a conduit là où nous en sommes, nous, terriens du XXIème siècle, et comment tout cela risque-t-il de se terminer ?

Ainsi le roman véhicule-t-il un questionnement qui autrement serait impossible, ou du moins beaucoup plus difficile par la voie d’un écrit académique. Ce qui se comprend aisément : le discours académique ne tolère pas l’imagination. Or, le monde dans lequel nous vivons ne peut, dans son devenir, être pensé qu’en faisant preuve d’imagination, qu’en ayant recours à des hypothèses qu’il serait trop long de justifier par l’analyse..

Avec ce roman Hubert Landier fait preuve d’une grande imagination et paradoxalement l’uchronie lui  sert aussi de vecteur pour comprendre ce qui est, mais que nous ne voyons pas parce que notre regard est une part de cette réalité qu’il s’agit de comprendre. Il y a certainement des enseignements à tirer pour la relation entre l’auditeur social et son terrain…

Jacques Igalens